CHAPITRE XVII
Richard Erskine

1

 

Anstell Manor avait un aspect plutôt morne. C’était une maison blanche qui se détachait sur un fond de collines sombres, et on y accédait par une allée sinueuse qui traversait une végétation trop dense.

— Pourquoi sommes-nous venus ? demanda Giles. Qu’allons-nous pouvoir raconter ?

— Nous en avons déjà décidé.

— Oui, jusqu’à un certain point. Il est heureux que le beau-frère de la tante de la cousine de Miss Marple – ou quelque chose comme ça – habite la région. Cela nous servira de prétexte pour nous introduire dans la place. Seulement, aller poser à son hôte des questions sur ses anciennes intrigues amoureuses, ce n’est généralement pas le but d’une visite mondaine.

— Et cette histoire est tellement ancienne ! Peut-être a-t-il complètement oublié cette fille.

— C’est possible. Et peut-être même n’y a-t-il eu, en réalité, aucune intrigue.

— Giles, est-ce que nous ne sommes pas en train de nous rendre complètement ridicules ?

— Je ne sais pas. J’en ai quelquefois l’impression. Je ne comprends pas pourquoi nous nous occupons de tout ça. Quelle importance cela a-t-il maintenant ?

— Bien sûr, Miss Marple et le Dr Kennedy nous avaient conseillé de laisser dormir cette vieille affaire. Pourquoi ne l’avons-nous pas fait, Giles ? Est-ce à cause d’Elle ?

— Elle ?

— Je veux parler d’Hélène. Est-ce pour cela que je me rappelle ? Mes souvenirs d’enfance sont-ils le seul lien qu’elle ait avec la vie… avec la vérité ? Est-ce Hélène qui se sert de moi – et de toi – pour faire éclater la vérité ?

— Tu veux dire… parce qu’elle est décédée de mort violente ?

— Oui. On dit – certains livres disent, en tout cas – que ces morts ne peuvent reposer en paix…

— Je crois que tu es en train de te forger des chimères, ma petite Gwenda.

— Peut-être. De toute façon, nous avons encore le choix. Nous faisons une visite de courtoisie, et il n’est nul besoin d’y introduire autre chose, à moins que nous ne le souhaitions vraiment.

Giles hocha la tête.

— Il nous faut continuer. Nous ne pouvons pas faire autrement.

— Oui, je crois que tu as raison. Et pourtant, tu sais, j’ai un peu peur…

 

2

 

— Vous êtes donc à la recherche d’une maison, dit le major Erskine.

Il tendit à Gwenda une assiette de sandwiches. La jeune femme en prit un, tout en levant les yeux vers leur hôte. Richard Erskine était d’assez petite stature, ses cheveux étaient gris, et il avait un regard las et pensif. Sa voix était grave et agréable, légèrement traînante. Il n’y avait en lui rien de particulièrement remarquable ; et pourtant, Gwenda le trouva véritablement séduisant. En réalité, il était loin d’être aussi bel homme que Walter Fane. Mais, tandis que la plupart des femmes seraient passées près de ce dernier sans lui accorder un regard, elles se seraient intéressées à Erskine. Fane était falot ; Erskine, en dépit de son apparence calme, avait de la personnalité. Il parlait d’événements ordinaires d’une manière ordinaire, et pourtant il y avait en lui quelque chose. Ce quelque chose que les femmes ont tôt fait de reconnaître et auquel elles réagissent d’une manière typiquement féminine. Presque inconsciemment, Gwenda arrangea sa jupe, mit en place une mèche rebelle de sa coiffure et vérifia discrètement le dessin de ses lèvres. Dix-neuf ans plus tôt, Hélène Kennedy avait fort bien pu tomber amoureuse de cet homme. Gwenda en était absolument sûre.

En levant les yeux, elle rencontra ceux de son hôtesse, et elle se sentit rougir involontairement. Mrs. Erskine était en conversation avec Giles, mais elle observait Gwenda, et son regard avait quelque chose de vaguement soupçonneux. C’était une femme de haute taille, à la voix presque aussi grave que celle d’un homme, de carrure quasi athlétique et vêtue d’un tailleur de tweed pourvu d’immenses poches. Elle paraissait plus âgée que son mari, mais Gwenda était à peu près sûre que ce n’était là qu’une apparence trompeuse. Son visage avait quelque chose de hagard. Une femme insatisfaite, jalouse et malheureuse, se dit Gwenda. Et, tout en poursuivant sa conversation avec le major Erskine, la jeune Mrs. Reed songeait : « Je suis sûre qu’elle lui mène la vie dure. »

— Partir à la recherche d’une maison est terriblement décevant, disait-elle en ce moment à son hôte. Les descriptions fournies par les agences sont toujours merveilleuses, mais quand vous êtes sur les lieux, vous trouvez l’habitation absolument impossible.

— Vous songez à vous fixer dans cette région ?

— Mon Dieu, c’est un des coins auxquels nous avions pensé. Surtout parce que ce n’est pas très éloigné du Mur d’Adrien, et que cet endroit a toujours fasciné mon mari. Voyez-vous – j’imagine que ça doit vous paraître bizarre – où que nous nous installions en Angleterre, cela nous est à peu près indifférent. Je suis originaire de Nouvelle-Zélande, et je n’ai aucune attache ici. Quant à Giles, il a passé de nombreuses vacances chez différentes tantes, et il n’a lui non plus aucun lien particulier. La seule chose que nous désirions, c’est de ne pas être trop près de Londres. Nous tenons à la vraie campagne.

Erskine sourit.

— La vraie campagne, vous la trouverez certes par ici. En fait, nous sommes complètement isolés, nos voisins étant peu nombreux et fort éloignés les uns des autres.

Gwenda crut déceler, dans sa voix bien timbrée, un fond de tristesse. Elle eut soudain la vision d’une vie solitaire – les jours courts et sombres de l’hiver avec le vent qui siffle dans la cheminée, les portes closes et les rideaux tirés, pas de voisins, et cette femme jalouse, à l’air insatisfait et malheureux.

Puis la vision disparut. C’était à nouveau l’été, avec les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin, le parfum des roses et le chant des oiseaux.

— Cette demeure est très ancienne, n’est-ce pas ? dit Gwenda.

— Oui, elle date de l’époque de la reine Anne, et elle se trouve dans notre famille depuis plus de trois cents ans.

— Elle est splendide, et vous devez en être très fier.

— Certes. Malheureusement, elle n’est plus en parfait état. Les impôts sont tellement écrasants qu’ils ne nous laissent même pas de quoi entretenir convenablement les bâtiments. Mais, maintenant que les enfants sont casés, le plus dur est passé.

— Combien d’enfants avez-vous ?

— Deux garçons. L’un est dans l’Armée, l’autre vient de terminer ses études à Oxford et va entrer dans une importante maison d’édition.

Il tourna les yeux vers la cheminée, et Gwenda suivit son regard. Elle aperçut la photographie de deux jeunes gens de dix-huit ou dix-neuf ans, prise probablement quelques années plus tôt. Il y avait dans les yeux du père à la fois de l’orgueil et de l’affection.

— Ce sont de braves garçons, dit-il. Vous pouvez me croire, bien que ce soit moi qui l’affirme.

— Ils en ont l’air, en effet.

— Oui. Et je crois que ça vaut la peine… vraiment…

Gwenda le regarda d’un air interrogateur.

— … de faire des sacrifices pour ses enfants, compléta-t-il.

— J’imagine qu’il faut souvent renoncer à certaines choses.

— À bien des choses, parfois…

À nouveau, la jeune femme sentit en lui une tristesse qu’il s’efforçait de dissimuler. Mais, déjà, Mrs. Erskine intervenait de sa voix grave et autoritaire.

— Cherchez-vous véritablement une maison dans cette partie du monde ? En tout cas, je crains fort de ne rien connaître dans les parages qui puisse vous convenir.

Et si tu connaissais quelque chose, vieille sorcière, tu te garderais bien de me le dire, songea Gwenda avec amertume. Cette femme imbécile est jalouse parce que je parle à son mari et parce que je suis jeune et attrayante.

— Ça dépend si vous êtes pressés ou non, dit Erskine.

— Pas tellement pressés, en vérité, répondit Giles d’un air enjoué. Nous voulons être certains de trouver quelque chose qui nous plaise. Pour le moment, nous avons une maison à Dillmouth, sur la côte sud.

Le major Erskine se leva pour aller chercher des cigarettes sur le guéridon qui se trouvait près de la fenêtre.

— Dillmouth, répéta Mrs. Erskine.

Sa voix était dénuée de toute expression, mais elle fixait avec attention la nuque de son mari.

— Charmante petite ville, dit Giles. La connaissez-vous ?

Il y eut un moment de silence, puis ce fut Mrs. Erskine qui reprit la parole.

— Nous y avons passé quelques semaines, un certain été, il y a bien longtemps. Mais nous n’avons pas tellement aimé cet endroit. Un climat trop mou.

— C’est aussi notre avis, dit Gwenda. Mon mari et moi préférerions un air plus vivifiant.

Erskine revenait avec les cigarettes. Il tendit le coffret à la jeune femme.

— Vous trouveriez ça dans notre région, dit-il.

Il y avait dans sa voix comme une étrange gravité. Gwenda leva les yeux sur lui, tandis qu’il présentait la flamme d’une allumette.

— Vous souvenez-vous bien de Dillmouth ? demanda-t-elle d’un ton neutre.

Erskine pinça les lèvres comme sous l’effet d’une douleur soudaine.

— Très bien, oui. Nous séjournions… voyons un peu… au Royal George, je crois. Ou plutôt, non… au Royal Clarence.

— C’est le plus ancien hôtel de la ville. Notre maison est tout près… Hillside. Mais elle s’appelait autrefois… Sainte-Marie. C’est bien ça, Giles ?

— Sainte-Catherine, corrigea son mari.

Cette fois, il était impossible de se méprendre sur l’effet produit. Erskine se détourna brusquement, et la tasse de sa femme heurta la soucoupe avec un petit tintement de porcelaine.

— Peut-être aimeriez-vous voir le jardin ? dit vivement Mrs. Erskine.

— Oh, bien volontiers !

Ils sortirent par la porte-fenêtre. Le jardin était très bien entretenu, les allées pavées et soigneusement bordées de fleurs. Gwenda comprit que le mérite en revenait au major Erskine, qui se mit à lui parler avec enthousiasme de roses et de plantes herbacées. Le jardinage était visiblement son passe-temps favori.

Quelques instants plus tard, alors que les deux visiteurs s’éloignaient en voiture, Giles demanda avec une certaine hésitation :

— Est-ce que… tu l’as laissée tomber ?

— Oui. Près du second massif de delphiniums.

Elle considéra l’annulaire de sa main gauche et fit distraitement tourner son alliance.

— Et si tu ne la retrouvais pas ?

— Tu sais, ce n’est pas ma véritable bague de fiançailles. Celle-là… je n’aurais pas accepté de la risquer.

— Je suis heureux de te l’entendre dire.

— Elle me tient tellement à cœur ! Te souviens-tu de ce que tu m’as dit lorsque tu l’as passée à mon doigt ? « Une émeraude pour un mystérieux petit chaton aux yeux verts. »

— J’imagine, fit remarquer Giles avec calme, que nos petits mots tendres paraîtraient un peu étranges à une personne de la génération de Miss Marple.

— Je me demande ce que notre vieille amie peut bien faire en ce moment. Elle est sans doute assise au soleil, en train de rêvasser.

— Plutôt en train de fouiner ou de fureter dans quelque coin, si je l’ai bien jugée. J’espère qu’elle ne va pas exagérer, un de ces jours, avec toutes ses questions.

— Chez une vieille dame, la curiosité est naturelle, et on n’y prête pas autant d’attention que si nous allions nous-mêmes poser des tas de questions à tort et à travers.

Giles reprit son air grave.

— C’est pourquoi il me déplaît que tu aies à le faire. Je ne puis supporter la pensée de rester bien tranquille à t’attendre pendant que tu vas faire la sale besogne.

Gwenda promena doucement son index sur la joue de son mari.

— Je sais, mon chéri, je sais. Mais tu dois admettre que c’est une tâche délicate d’aller faire subir à un homme un interrogatoire sur ses affaires de cœur. Seule une femme douée d’un peu d’habileté et de diplomatie peut se tirer de ce genre d’indiscrétion.

— Je n’ai jamais douté ni de ton intelligence ni de ton habileté. Mais si Erskine est l’homme que nous recherchons…

— Je ne crois pas qu’il le soit, dit Gwenda d’un air pensif.

— Veux-tu laisser entendre que nous faisons fausse route ?

— Pas entièrement. Je pense qu’il était bel et bien amoureux d’Hélène. Mais il est gentil, Giles. Terriblement sympathique. Ce n’est pas le genre d’homme à étrangler une femme.

— Permets-moi de te faire observer, ma petite fille, que, jusqu’à présent, tu n’as pas beaucoup fréquenté les étrangleurs !

— C’est vrai. Mais j’ai mon instinct féminin.

— J’imagine que c’est ce que doivent souvent dire les victimes de ce genre d’individus. Non, Gwenda, toute plaisanterie mise à part, je te conjure d’être prudente.

— Je le serai, c’est promis. Mais, tu sais, je le plains vraiment, ce pauvre homme affublé de ce dragon de femme. Je suis certaine qu’il a mené une bien triste vie.

— Je reconnais que c’est une femme bizarre. Et quelque peu inquiétante.

— Absolument sinistre. As-tu vu comment elle m’observait pendant que je parlais à son mari ?

— J’espère que le plan réussira.

 

3

 

Le plan en question fut mis à exécution le lendemain même.

Giles, qui se sentait, disait-il, pareil à un mauvais détective dans une affaire de divorce, prit position en un point qui dominait la grille d’entrée d’Anstell Manor. Vers onze heures et demie, il alla prévenir Gwenda que tout allait bien. Mrs. Erskine était partie dans une petite Austin, de toute évidence pour aller faire son marché à la ville voisine, qui se trouvait à une distance de trois milles. Par conséquent, la voie était libre.

Gwenda se dirigea aussitôt vers la grille de la propriété, arrêta sa voiture, mit pied à terre et sonna. Elle demanda Mrs. Erskine, mais il lui fut répondu, naturellement, qu’elle était sortie. Elle demanda alors le major Erskine. Il était dans le jardin, penché au-dessus d’un parterre, et se redressa à l’approche de la jeune femme.

— Je suis désolée de vous déranger, dit Gwenda, mais je crois avoir perdu une bague, hier. Je sais que je l’avais encore après le thé, quand nous sommes sortis dans le jardin. Et je serais navrée de ne pas la retrouver, car c’est ma bague de fiançailles. Elle est un peu grande à mon doigt, et…

On se mit à chercher. Gwenda refit le chemin qu’elle se rappelait avoir parcouru la veille, essayant de se souvenir des endroits où elle avait fait halte, des fleurs qu’elle avait touchées et, bien entendu, on aperçut bientôt le bijou auprès d’un massif de delphiniums, à l’endroit où elle l’avait volontairement laissé glisser de son doigt. Elle prit un air soulagé et ravi.

— Puis-je maintenant vous offrir quelque chose à boire, Mrs. Reed ? demanda Erskine. De la bière, un peu de xérès ? À moins que vous ne préfériez du café.

— Je n’ai besoin de rien, je vous remercie. Seulement… une cigarette, si vous voulez bien.

Elle s’assit sur un banc, et Erskine prit place à ses côtés. Pendant quelques minutes, ils fumèrent en silence. Gwenda sentait son cœur battre plus vite, mais il n’y avait qu’un seul moyen d’atteindre le but : il fallait faire le saut sans hésiter.

— Je voudrais vous demander quelque chose, major Erskine, dit-elle. Sans doute allez-vous me juger terriblement indiscrète, mais je voudrais absolument savoir, et… vous êtes probablement la seule personne à pouvoir me renseigner. Car je crois que vous avez été, à un certain moment, amoureux de ma belle-mère.

Erskine tourna vers elle un visage où se répétait son étonnement.

— Votre belle-mère ?

— Oui. Hélène Kennedy, qui devint par la suite Mrs. Halliday.

— Oh ! je comprends.

Erskine paraissait très calme, les yeux fixés sans la voir sur la pelouse inondée de soleil. Sa cigarette se consumait lentement entre ses doigts. Mais, malgré ce calme apparent, Gwenda sentait en lui une tension nerveuse et un trouble profonds. Comme s’il répondait à une question qu’il venait de se poser à lui-même, il murmura enfin :

— Les lettres, j’imagine.

Gwenda ne répondit pas.

— Je ne lui en ai pas envoyé beaucoup : deux, peut-être trois. Elle m’avait affirmé les avoir détruites ; mais les femmes ne détruisent jamais les lettres, n’est-ce pas ? Elles sont donc tombées entre vos mains, et vous voulez savoir…

— J’aimerais en savoir davantage sur elle. Voyez-vous, je l’aimais beaucoup, bien que je ne fusse qu’une toute petite fille quand elle est partie.

— Elle est partie ?

— Ne le saviez-vous pas ?

Les yeux d’Erskine, remplis de franchise et d’étonnement, se fixèrent sur ceux de Gwenda.

— Je n’ai jamais rien su d’elle depuis… depuis cet été que nous avons passé à Dillmouth.

— Vous ne savez donc pas où elle se trouve à présent ?

— Comment le saurais-je ? Il y a de cela des années… Tout est maintenant fini. Oublié.

— Oublié ?

Erskine esquissa un pauvre sourire chargé de tristesse et d’amertume.

— Peut-être pas oublié… Vous êtes très observatrice, Mrs. Reed. Mais… parlez-moi d’elle… Elle n’est pas… morte, n’est-ce pas ?

Une petite brise fraîche se leva soudain, frôla leur nuque et passa.

— J’ignore si elle est morte ou non, dit Gwenda. Je pensais même que vous pourriez peut-être le savoir.

Il secoua lentement la tête.

— Voyez-vous, continua la jeune femme, elle a quitté Dillmouth précisément un soir de ce même été sans rien dire à personne. Et elle n’est jamais revenue.

— Et vous pensiez que je pourrais avoir de ses nouvelles ?

— Oui.

— Je n’ai pas reçu un seul mot. Mais son frère le docteur, qui habite Dillmouth, doit sûrement savoir quelque chose. Ou bien est-il mort ?

— Il est toujours en vie, mais il ne sait rien. Voyez-vous, tout le monde a pensé qu’elle s’était enfuie… avec quelqu’un.

Erskine tourna vivement la tête vers la jeune femme. Un profond chagrin se lisait dans ses yeux.

— On a pensé qu’elle s’était enfuie avec moi ?

— C’était une possibilité.

— Oh ! Je ne crois pas qu’une telle possibilité ait jamais existé. Mais peut-être avons-nous été assez fous pour laisser passer, sans la saisir, notre chance de bonheur.

Gwenda se taisait. À nouveau, Erskine se tourna vers elle.

— Sans doute ferais-je mieux de tout vous dire, car je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur le compte d’Hélène et que vous la jugiez mal. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois sur le bateau qui nous amenait tous les deux aux Indes. Un de mes enfants venait d’être malade, et ma femme était restée en Angleterre. Elle devait me rejoindre un peu plus tard. Hélène partait dans l’intention d’épouser un homme qui était dans les Eaux et Forêts… ou quelque chose comme ça. Elle ne l’aimait pas, mais c’était un vieil ami, doux et gentil, et elle souhaitait s’éloigner de chez elle, où elle n’était pas heureuse. Nous nous éprîmes l’un de l’autre…

Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit d’une voix lente :

— Mais ce n’était pas – je tiens à le préciser – l’aventure banale que l’on rencontre parfois sur un bateau. C’était sérieux. Nous étions tous deux… comment dire ?… profondément épris et bouleversés par notre amour. Hélas, il n’y avait pas de solution, car il m’était impossible d’abandonner Janet et les enfants. Hélène le comprit aussi bien que moi. S’il n’y avait eu que ma femme, les choses auraient pu être différentes ; mais il y avait les enfants. C’était sans espoir. Nous tombâmes d’accord pour nous dire adieu et essayer d’oublier.

Il se mit à rire. Un rire sans gaieté et qui sonnait affreusement faux.

— Oublier ! Non, je n’ai jamais oublié. Pas un seul instant. Ma vie n’a été qu’un enfer… Il m’était impossible de ne pas penser à Hélène… Elle n’a d’ailleurs pas épousé le garçon qu’elle allait rejoindre. Au dernier moment, elle n’a pu s’y résoudre. Elle est repartie pour l’Angleterre, et c’est durant ce voyage de retour qu’elle a rencontré quelqu’un d’autre : votre père, j’imagine. Deux mois plus tard, elle m’a écrit pour me dire ce qu’elle avait fait. Le major Halliday avait été très affecté par la perte de sa femme, disait-elle, et puis il y avait une enfant, une fillette de deux ou trois ans. Hélène pensait pouvoir rendre son mari heureux, et elle ferait de son mieux pour cela. Sa lettre venait de Dillmouth. Environ huit mois plus tard, mon père mourut, et je vins me fixer en Angleterre après avoir donné ma démission de l’Armée. Nous souhaitions prendre quelques semaines de vacances avant de nous installer ici, et ma femme suggéra Dillmouth, qu’une de ses amies lui avait décrit comme un endroit coquet et tranquille. Elle ignorait tout d’Hélène, bien entendu. Et vous pouvez aisément imaginer la tentation que fut la mienne ! Revoir Hélène… Voir à quoi ressemblait l’homme qu’elle avait épousé…

Un autre bref silence, et Erskine continua :

— Nous descendîmes au Royal Clarence. Ce séjour fut une erreur, car revoir Hélène c’était souffrir le martyre… Elle paraissait assez heureuse, dans l’ensemble… je ne sais pas. En tout cas, elle évitait de se trouver seule avec moi. J’ignore si elle m’aimait encore ou non. Peut-être s’était-elle résignée… Mais je crois que Janet se doutait de quelque chose. C’est une femme extrêmement jalouse. Elle l’a toujours été. Une jalousie véritablement maladive…

Le major Erskine poussa un long soupir.

— Et voilà. C’est tout… Nous quittâmes Dillmouth…

— Le 17 août, précisa Gwenda.

— C’était à cette date ? C’est possible. Je ne me rappelle pas exactement.

— Un samedi.

— Oui, vous avez raison. Je me souviens que ma femme me fit observer que les routes seraient encombrées, le lendemain matin… Mais je ne crois pas que c’était…

— Essayez, je vous prie, de vous rappeler à quel moment vous avez vu Hélène pour la dernière fois.

Erskine ébaucha un sourire doux et infiniment las.

— Je n’ai pas besoin de réfléchir, car cette dernière vision d’Hélène est gravée à jamais au fond de ma mémoire. C’était la veille de notre départ. Sur la plage. J’y étais descendu faire une promenade après le dîner, et je l’y ai rencontrée. Il n’y avait personne d’autre dans les environs, et je l’ai raccompagnée jusque chez elle. Nous avons traversé le jardin…

— Quelle heure était-il ?

— Je ne sais pas exactement. Environ neuf heures, je suppose.

— Et vous vous êtes dit adieu ?

— Et nous nous sommes dit adieu.

Encore un petit rire désenchanté.

— Oh ! Pas le genre d’adieu auquel vous pourriez penser. Ça été brusque et très bref. Hélène m’a dit simplement : « Allez-vous-en, maintenant, je vous en prie. Allez-vous-en vite, j’aime mieux… » Elle s’interrompit brusquement, et… je m’en allai.

— À l’hôtel ?

— Oui. Mais je marchais d’abord longtemps à travers la campagne, sans but précis…

— Il est difficile d’être affirmatif, après tant d’années, mais je crois bien que c’est ce même soir qu’Hélène est partie pour ne jamais revenir.

— Je comprends. Et comme j’ai quitté Dillmouth le lendemain, les gens se sont imaginé qu’elle s’était enfuie avec moi. Charmante mentalité, en vérité.

— Et, naturellement, ce n’est pas avec vous qu’elle s’est enfuie ?

— Grand Dieu, non ! Il n’a jamais été question d’une chose semblable.

— Dans ces conditions, pour quelle raison pensez-vous qu’elle soit partie ?

Erskine fronça les sourcils.

— C’est évidemment la question qu’on peut se poser. N’a-t-elle laissé… heu… aucune explication ?

Gwenda réfléchit avant d’énoncer ce qu’elle croyait, au fond d’elle-même, être la vérité.

— Je ne pense pas qu’elle ait laissé de mot. Croyez-vous qu’elle soit partie avec quelqu’un d’autre ?

— Non, bien sûr que non.

— Vous en paraissez absolument certain.

— Je le suis. Absolument.

— Alors, encore une fois, pourquoi s’est-elle enfuie ?

— Si elle est partie aussi brusquement… je ne puis imaginer qu’une seule raison : c’était moi qu’elle fuyait.

— Vous ! Comment cela ?

— Peut-être craignait-elle que j’essaie de la revoir, que je l’importune. Elle a dû comprendre que j’étais encore… fou d’elle… Oui, ce ne peut être que ça.

— Tout de même, cela n’explique pas qu’elle ne soit jamais revenue. Dites-moi, vous a-t-elle jamais parlé de mon père ? Vous aurait-elle dit, par hasard, qu’elle se faisait du souci à son sujet ou… qu’elle en avait peur ? Ou autre chose…

— Peur de lui ! Mais pourquoi ? Oh ! je comprends : vous pensez qu’il pouvait être jaloux… Était-il de tempérament jaloux ?

— Je l’ignore. Je n’étais encore qu’une enfant quand il est mort.

— Oui, c’est vrai. En ce qui me concerne, je l’ai toujours trouvé normal et même agréable. D’autre part, il était visiblement très attaché à Hélène et très fier d’elle… Non, en réalité, c’est moi qui étais jaloux de lui.

— Vous m’avez dit tout à l’heure qu’ils paraissaient plutôt heureux ensemble, n’est-il pas vrai ?

— Oui. Et je m’en réjouissais pour Hélène. Mais, en même temps, cela me faisait très mal… Non, elle ne m’a jamais parlé de lui. Ainsi que je vous l’ai dit, nous n’étions presque jamais seuls, et nous n’avons pas échangé de confidences. Pourtant, maintenant que vous avez soulevé la question, je me rappelle avoir remarqué qu’elle paraissait inquiète.

— Inquiète ?

— Oui. Je me suis dit que c’était peut-être à cause de ma femme ; mais… il y avait sûrement autre chose.

Erskine leva vivement les yeux vers le visage de la jeune femme assise à ses côtés.

— Aurait-elle vraiment eu peur de son mari, ainsi que vous l’avez suggéré tout à l’heure ? Était-il jaloux des autres hommes ?

— Vous semblez penser que tel n’était pas le cas.

— La jalousie est un sentiment étrange. Elle peut être, dans certains cas, si bien cachée qu’on ne la soupçonne même pas.

— Il y a un autre détail que j’aimerais aussi connaître…

Mais Gwenda s’interrompit brusquement en entendant une voiture qui remontait l’allée.

— Ah ! C’est ma femme qui revient de la ville, dit Erskine.

En quelques secondes, il devint un homme différent. Son ton était maintenant compassé, son visage dénué d’expression, et seul un léger tremblement de ses mains trahissait sa nervosité.

Mrs. Erskine contourna à grands pas l’angle de la maison. Son mari se leva et s’avança à sa rencontre.

— Mrs. Reed avait perdu une de ses bagues dans le jardin, expliqua-t-il.

— Vraiment ! répliqua sa femme d’un ton sec.

— Bonjour, dit Gwenda en s’approchant. J’avais effectivement perdu une bague, mais j’ai eu la chance de la retrouver.

— C’est fort heureux.

— N’est-ce pas ? J’aurais été navrée… Eh bien, il faut maintenant que je prenne congé…

Mrs. Erskine ne répondit pas.

— Je vous raccompagne jusqu’à votre voiture, dit le major.

Il commençait à longer la terrasse derrière Gwenda lorsque retentit la voix sèche de sa femme.

— Richard, si Mrs. Reed veut bien t’excuser, il y a un coup de téléphone important…

— Oh ! C’est très bien, dit vivement la jeune femme. Ne vous donnez pas la peine, je vous en prie.

Elle continua son chemin et tourna l’angle de la maison en direction de l’allée. Mais en y arrivant, elle constata que Mrs. Erskine avait rangé sa voiture de telle façon qu’elle n’avait aucune chance de pouvoir passer avec la sienne.

Elle hésita un instant, puis revint sur ses pas jusqu’à la terrasse. Elle s’arrêta net à une petite distance de la porte-fenêtre. La voix irritée de Mrs. Erskine lui parvenait nettement.

— Je me moque de ce que tu peux dire. C’était combiné… vous aviez arrangé ça hier… Tu avais demandé à cette fille de revenir pendant que je serais en ville. Tu es toujours le même… n’importe quelle jolie fille… Mais je ne le supporterai pas, tu m’entends ? Je ne te supporterai pas !

Puis ce fut la voix d’Erskine, calme, presque désespérée.

— Parfois, Janet, je pense vraiment que tu es folle.

— C’est plutôt toi qui es fou. Tu ne peux pas laisser les femmes tranquilles.

— Tu sais que c’est faux, Janet.

— C’est vrai ! Autrefois déjà, dans la ville d’où vient cette fille, à Dillmouth… Oseras-tu me dire que tu n’étais pas amoureux de cette blonde décolorée ? La femme d’Halliday…

— Ne peux-tu donc jamais rien oublier ? Pourquoi faut-il que tu rabâches les mêmes histoires ? Tu ne fais que te monter la tête, et…

— C’est toi qui me brises le cœur ! Mais je ne le supporterai pas, je te le dis ! Je ne le supporterai pas. Donner des rendez-vous et rire de moi derrière mon dos ! Tu ne m’aimes pas… Tu ne m’as jamais aimée. Je me tuerai. Je me jetterai du haut de la falaise… Je voudrais être morte…

— Janet, au nom du Ciel…

La voix grave de Mrs. Erskine s’était brisée, et le bruit de ses sanglots troublait maintenant l’air estival.

Sur la pointe des pieds, Gwenda contourna à nouveau la maison et se retrouva dans l’allée. Elle réfléchit un instant, puis alla sonner à la porte d’entrée.

— Y a-t-il quelqu’un, demanda-t-elle, qui pourrait déplacer cette voiture, parce que je ne crois pas pouvoir sortir ?

La femme de chambre entra dans la maison. Bientôt, un homme arriva des anciennes écuries, maintenant transformées en garages, salua Gwenda en portant la main à sa casquette, puis monta dans l’Austin et l’amena dans la cour. Gwenda grimpa vivement dans sa voiture et prit le chemin de l’hôtel, où Giles l’attendait avec impatience.

— Tu as été bien longue, fit remarquer le jeune homme. As-tu appris quelque chose ?

— Oui. Je sais tout, à présent. Et c’est assez pathétique. Il était éperdument amoureux d’Hélène.

Elle narra les événements de la matinée.

— Je crois vraiment, dit-elle en terminant, que Mrs. Erskine est un peu folle. C’est tout à fait l’impression que j’ai eue. Et je comprends ce que le major voulait dire quand il parlait de jalousie. Ce doit être épouvantable d’éprouver de tels sentiments. De toute façon, nous savons maintenant qu’Erskine n’est pas l’homme qui s’est enfui avec Hélène et qu’il ne sait rien de sa disparition. Car elle était bien vivante quand il l’a quittée, ce soir-là.

— Du moins l’affirme-t-il.

Gwenda prit un air indigné.

— C’est ce qu’il prétend ! répéta cependant Giles d’un ton plus ferme.